Retour sur le séjour de recherche de Clémence Revest à la Villa I Tatti (Harvard University Center for Italian Renaissance Studies) à Florence

Clémence Revest est historienne, spécialiste de la Renaissance italienne, chargée de recherche CNRS, et depuis 2023, membre du Centre Norbert Elias. De retour d’une année à Florence à  la Villa I Tatti (Harvard University Center for Italian Renaissance Studies), elle évoque, dans ce billet, son séjour et le projet de recherche qu’elle y a mené sur la genèse de l’humanisme et la création d’un discours d’État en Terre Ferme vénitienne au début du Quattrocento.

Le paradis des spécialistes de la Renaissance

Je reviens au Centre Norbert Elias après une résidence d’une année académique auprès de la « Villa I Tatti », lieu dont la simple évocation a généralement pour effet d’éclairer le regard de tout spécialiste de la Renaissance. Et pour cause : situé aux abords de Florence, dans une campagne parsemée de cyprès, d’oliviers et de palazzi, ce domaine historique est célèbre à la fois pour la beauté de ses jardins, pour la richesse de ses collections artistiques et pour les ressources exceptionnelles de sa bibliothèque.

Propriété de l’historien d’art et collectionneur Bernard Berenson dans la première moitié du XXe siècle, la Villa I Tatti est devenue un centre de recherche de l’Université d’Harvard, spécialisé dans les études sur la Renaissance italienne et doté d’une maison d’édition. Des chercheurs (en histoire, histoire de l’art, littérature, philosophie, musicologie) et artistes de nationalités variées y sont accueillis pour des résidences de quelques mois à une année, afin d’y mener à bien leurs projets et former une communauté d’échanges scientifiques. 

Je peux donc dire, en restant mesurée, que je m’y suis trouvée tout à fait bien ! Je ne m’étendrai pas sur le charme de l’environnement et les commodités de travail, pour laisser voguer l’imagination du lecteur et lui répondre : c’était même mieux. Une trentaine de fellows et de visiting professors d’horizons très divers sont arrivés à partir du mois de septembre et, dans un singulier mélange entre anglais et italien (mâtiné d’espagnol, de français, d’allemand…), nous avons partagé nos expériences et nos questionnements scientifiques, lors des fameux déjeuners et tea times qui ponctuaient chaque journée.

Culture humaniste et rhétorique du pouvoir

Ce séjour m’a permis d’approfondir de façon décisive mes recherches autour d’un projet dédié à la création d’un rhétorique d’État au début de la Renaissance, significative de l’expansion de la culture dite des « sciences de l’humanité » et en particulier de son intégration dans les imaginaires et les pratiques socio-politiques : la rhétorique du Stato da Terra nouvellement conquis par Venise, dans la première moitié du XVe siècle (« Creating the Discourse of the Renaissance State: Humanistic Oratory and the Foundation of the Venetian Terraferma »).

Spécialiste de l’histoire de l’humanisme italien, je m’attache en effet à mettre en lumière les conditions et les processus de l’essor d’un mouvement culturel dominant parmi les élites européennes. Je me demande, au fond, comment et pourquoi ce programme savant d’avant-garde est devenu un répertoire de distinction à une large échelle, notamment un moyen de promotion sociale pour les intellectuels et un instrument privilégié de légitimation politique. Le large succès des modèles et enseignements rhétoriques « à l’antique » typiques du projet humaniste constitue dans ce cadre de réflexion un aspect déterminant. Je m’appuie notamment sur une étude croisée des sources littéraires et archivistiques, ainsi que sur la reconstitution de « constellations socio-culturelles », pour privilégier d’une manière générale quatre pistes d’investigation connexes, comme autant de points d’entrée : 1) l’invasion des espaces discursifs cérémoniels, espaces privilégiés de l’expression de lieux communs  ; 2) la circulation de compilations de textes de référence (les « best-sellers ») comme vecteurs de standardisation  ; 3) le rôle moteur de certains milieux sociaux formés à la jonction entre administrations (laïques et ecclésiastiques), institutions scolaires et cours princières, dans des conjonctures politiques significatives ; 4) la formation d’une mythologie identitaire et son intégration dans les registres de représentations institutionnelles, en particulier dans les langages de gouvernement. 

Un corpus d’éloges solennels

L’enquête que j’ai poursuivie à la Villa I Tatti vise précisément à mettre en lumière un moment-clé de promotion de la culture humaniste comme culture étatique officielle, en portant l’attention sur la phase déterminante d’expansion de l’État de Terre Ferme vénitien (un large arc territorial allant de la Lombardie occidentale à l’Istrie) et sur le corpus abondant mais généralement ignoré que sont les éloges solennels en l’honneur des recteurs, chefs d’armée, évêques et doges vénitiens, représentants de ce nouveau pouvoir. 

Ces éloges de circonstance, majoritairement composés par des représentants locaux pour l’entrée et le départ des patriciens dans les différents territoires soumis à la Sérénissime, font en effet ressortir une corrélation essentielle entre la production érudite des studia humanitatis et la transition politique en cours, toutes deux portées par un même milieu socioculturel, notamment lié à l’université de Padoue. Ils révèlent que des figures éminentes de l’invention du programme humaniste, comme les maîtres Guarino Veronese et Gasparino Barzizza, et des officiers vénitiens de premier plan, à l’instar de leur élève Francesco Barbaro, ont délibérément utilisé les formes ‘classicisantes’ qu’ils étudiaient et imitaient au même moment pour créer une rhétorique publique de reconnaissance mutuelle entre les cités conquises et les autorités vénitiennes, qui fut rapidement uniformisée.

Un tel projet repose, on s’en doute, sur l’établissement d’un catalogue du corpus oratoire conservé, qui comprend à l’heure actuelle plus d’une centaine d’éloges composés principalement à Bergame, Brescia, Padoue, Trévise, Udine, Vicence, Vérone, Venise. Il s’appuie en outre sur l’analyse de l’insertion des auteurs et destinataires dans un réseau d’acteurs impliqués à la fois dans le gouvernement des cités dominées et dans le développement des « sciences de l’humanité », à travers notamment le dépouillement des échanges épistolaires et des archives universitaires, familiales et notariées.

J’ai donc pu mettre à profit ce séjour pour explorer de manière intensive les fonds bibliographiques inestimables de la Berenson Library et pour étudier – consulter, inventorier, photographier, transcrire en partie – les volumes conservés dans plusieurs fonds manuscrits et archivistiques à Florence (biblioteca Laurenziana, biblioteca Riccardiana, biblioteca Nazionale) mais aussi à Arezzo, Rome, Vérone, Vicence, Venise.

L’expérimentation des modèles humanistes dans le contexte des éloges rituels met en évidence non seulement la normalisation de techniques de composition qui ont produit une sorte de koinè distinctive (le pastiche classique, pour ainsi dire), mais aussi la formulation partagée d’un contrat politique de consensus – en d’autres termes, le fait que l’imitation des Anciens a servi à négocier l’équilibre des pouvoirs et à façonner l’idéal d’un État régional à la fois impérial et républicain, incarné par un patriciat vertueux. Je souhaite ainsi montrer que la culture humaniste a été dès sa genèse définie et utilisée comme un langage à l’usage du pouvoir, qui a accompagné et nourri idéologiquement le développement des États régionaux en Italie, et que la Terre Ferme vénitienne en a été un laboratoire majeur (par contraste avec une tradition historiographique largement centrée sur le cas florentin).

Les avancées de ces recherches, présentées lors de conférences et ateliers à la Villa I Tatti  et au sein des universités de Florence, de Venise et de Rome au cours de cette même année, m’ont entre autres conduit à produire une étude spécifiquement dédiée à l’interaction entre l’usage des sources grecques et l’invention du mythe politique vénitien : il s’agissait de faire le lien entre les traductions de textes grecs importés de Constantinople, à une époque charnière pour l’histoire de l’hellénisme humaniste dont la Vénétie était l’un des centres les plus actifs (le rôle de Guarino Veronese est ici encore déterminant), et la formulation dans les discours officiels d’un argumentaire appelé à un durable succès, désignant Venise comme une aristocratia parfaite et comme l’héritière des empires athéniens et spartiates, tout en reconstruisant la généalogie antique des familles du patriciat. 

J’ai de surcroît pu parachever avec Luka Špoljarić (Université de Zagreb) la coordination d’un dossier spécial intitulé Renaissance Humanism and the Venetian Empire, accepté pour publication par la revue Renaissance Studies. Parmi les articles présentés dans ce numéro, je propose une enquête sur le mandat de podestat de Francesco Barbaro à Vicence en 1425-1426 – un moment à la fois de cristallisation des réseaux socio-culturels du jeune officier et d’expérimentation des studia humanitatis dans le langage officiel, dans un contexte marqué par le conflit territorial aigu avec le duc de Milan Filippo Maria Visconti. 

Au cours de ce même séjour de recherche enfin, j’ai pu commencer à développer le projet d’un essai de plus grande ampleur autour de la pénétration de la culture humaniste dans les imaginaires sociaux.

Publications à paraître

C. Revest et L. Špoljarić (dir.), Renaissance Humanism and the Venetian Empire, dossier spécial de la revue Renaissance Studies (dont « The Fashioning of the Humanist Governor at the Dawn of a New Political and Cultural Era : Francesco Barbaro as Podestà of Venetian Vicenza »).

C. Revest, « Genèse du mythe politique vénitien : hellénisme humaniste et rhétorique impériale en Terre Ferme », dans C. Gaullier Bougassas (dir.), L’invention d’origines grecques dans les cultures textuelles et visuelles de l’Europe pré-moderne, Turnhout, Brepols.

C. Revest, « Le patricien Marco Giustiniani, recteur de Vérone : l’éloge de Martino Rizzoni au nom de la cité (1434) », dans P. Vuillemin, J.-B. Delzant, F. Faugeron, C. Revest, I. Taddei et C. Troadec (dir.), ‘L’air de la ville rend libre’. Mélanges en l’honneur d’Élisabeth Crouzet-Pavan, Paris, Classiques Garnier.

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